Les légendes Belge

Sommaire:

Chapelle de Farnière

La rose pimprenelle

La chasse infernale

Tombeau du géant

Dame de meuse

Les macrales


La chapelle de Farnière

Vendre son âme au diable est devenu commun, et c'est à peine si l'un ou l'autre hésite. Pourtant...


Le temps n'a pas conservé le nom de ce comte qui, chassant sur ses terres de Farnières “ en ces temps-là „, fut informé par un manant de la découverte de la statuette d'une Vierge Noire au pied d'un chêne majestueux. Un lieu bien insolite pour un tel objet, sans doute, mais pas au point d'ébranler le seigneur qui décida de l'abriter dans la chapelle de son château.

L'affaire aurait pu en rester là : après tout, en ces temps troublés où la plupart des châtelains n'étaient guère que des rapaces, l'apparition pouvait avoir mille raisons tout-à-fait pragmatiques.

Ce qui l'était moins, par contre, c'était l'obstination de cette Vierge Noire à disparaître mystérieusement de la chapelle castrale pour rejoindre son chêne, là-haut. Un signe, à n'en point douter. Après avoir reçu l'aval de son chapelain, le comte décida donc de faire construire un bel oratoire pour abriter la Vierge là où elle avait manifestement décidé d'élire domicile.

L'endroit bientôt devint célèbre et le seigneur ne manquait pas de rendre de fréquentes visites à la chapelle lorsque, le soir venu, les lieux retrouvaient leur quiétude : l'homme, quoi que jeune encore à ce qu'on dit, était d'un naturel farouche.

Mais la vie fait parfois de curieux détours.

Ainsi le comte se piqua-t-il un jour de découvrir le monde et d'y faire sa vie loin de ces terres dont la sauvagerie lui était devenue insupportable. Il advint donc ce qu'il advient généralement en pareil cas : ruiné par les miroirs aux alouettes il s'en revint quatre ans plus tard vers le domaine qu'il trouva, en dépit des efforts de son avoué pour juguler l'hémorragie, dans un triste état.

Pas guéri pour un sou, le seigneur rêvait pourtant de repartir vers ces lieux ou tout était facile, parmi les ors et les draperies. Cette fois, pour sur, il trouverait d'autres amis, fiables et tout prêts à lui offrir la place qu'il estimait lui revenir.


Mais les fonds n'arrivaient que trop lentement à son goût aussi un jour, tandis qu'il chevauchait, se prit-il à souhaiter rencontre le diable en personne auquel, moyennant vingt ans de bonheur, il vendrait volontiers son âme. Après tout, cette Vierge Noire aux pieds de laquelle il s'en était retourné prier quelque temps ne semblait guère pressée d'intercéder pour lui, alors...


Alors toute âme bien née sait qu'il est périlleux d'évoquer Satan ! Les oreilles du Prince des Ténèbres sont partout. Et elles traînaient ce matin-là.


Quelques jours plus tard, alors qu'il arrivait près d'un arbre creux, un cavalier dont l'identité ne faisait aucun doute lui mit en mains le plus redoutable des marchés : “ Vingt ans de bonheur, c'est bien ce que tu veux ? De ce bonheur qui ne se peut sans menue monnaie ? Vois ce pacte : en échange de tout l'or que peut contenir cet arbre mort tu me rejoindras ici dans vingt ans jour pour jour. J'y prendrai livraison de ton âme et de celles, pour le cas ou tu trouverais femme et aurais descendance, de tous les tiens. Signe ! „


Après tout, après quelques déconvenues, le comte s'était bien promis de rester garçon. Et il signa.

Et son domaine s'agrandit, au point de faire des envieux parmi les seigneurs d'alentours. Et il vit le monde, et le monde l'accueillit cette fois avec tous les égards. Tout était faste et s'il subsistait quelques bonnes personnes pour supposer que tout ce bien-être soudain était du à l'intercession de la Vierge Noire, nombre d'autres pressentaient la triste réalité.

Ce qui, paradoxalement, ne l'empêcha pas de rencontrer puis d'épouser une noble demoiselle au pays de Lesse dont on savait à la fois la grande beauté et la grande piété. Laquelle lui donna bientôt un fils. Fallait-il qu'il ait tout oublié ? Qu'il soit devenu fou ? L'amour tient un peu de tout ça, et de tant d'autres choses. Car c'était bien lui qui avait frappé à la porte de ce coeur que tous croyaient ruiné. Et il lui avait ouvert.

Mais vint ans passent vite et, à mesure que la date fatidique s'annonçait, on vit le comte délaisser fêtes et tournois pour ne plus s'intéresser qu'à sa famille, rongé d'avoir condamné deux innocents à la damnation pour satisfaire ses désirs orgueilleux. Jamais sans doute ne leur fut-il plus attentif. Jamais sans doute ne fut-il aussi malheureux.

Vint le jour fatidique, où tout allait être consommé : nul ne peut échapper au diable quand il a fait affaire avec lui. Prétextant la douceur du soir et l'envie d'aller chevaucher un peu en famille, le comte décida son épouse et son fils à l'accompagner. Ce qu'ils firent d'autant plus volontiers que la chose n'était pas exceptionnelle et que le comte feignait une humeur enjouée.

Le chemin vers l'arbre creux passait non loin de la chapelle de Farnières, où il laissa son épouse et leur enfant se recueillir tandis qu'il les attendrait à l'endroit dit : quelques prières ne pouvaient nuire à ces deux innocents, tandis que lui n'en attendait plus rien.

Pourtant.

Pourtant, à l'heure précise à laquelle la folie du comte aurait du trouver son sinistre aboutissement, la forêt résonna d'un cri horrible qui fit trembler arbres et rochers : fou de rage et de terreur, Satan fixa une dernière fois un point par-dessus l'épaule du comte avant de disparaître tandis que la parchemin maudit se consumait au pied de l'arbre mort.

Se retournant, il s'aperçut que celle vers laquelle il n'avait osé se retourner lorsqu'elle était arrivée quelques minutes plus tôt n'était pas sa femme, mais la Vierge Noire qui, à présent, lui parlait : “ Sire, je n'ai jamais oublié ce que vous avez fait à mon intention dans votre pieuse jeunesse. Et même si je vous ai refusé une richesse dont la seule fin était de satisfaire votre vanité, j'ai placé sur votre route une de mes fidèles servantes : c'est elle qui vous a sauvé, en ouvrant votre coeur au repentir et aux saintes affections de la famille. Et c'est ainsi que j'ai obtenu de venir vous délivrer en ce lieu en attendant d'obtenir votre grâce entière là-haut „.

Puis la vision s'évanouit, et le seigneur retrouva sa femme en oraison à la chapelle tandis que son fils dormait paisiblement sur une marche de l'autel.

Dès cet instant, un tout autre bonheur s'empara du comte et une harmonie sans tapage se mit à régner sur sa famille et le domaine. Faut-il préciser que le seigneur ne laissa plus un jour passer sans venir rendre hommage à la Vierge qui l’avait sauvé, lui et toute sa famille des griffes de Satan ?

“ Il vécut de longues années, entouré d'une progéniture nombreuse, formée à marcher droit et ferme dans le sentier du devoir et de l'honneur „, conclut le rapporteur de cette histoire pleine d'enseignements.


Allons, il se fait tard : bien à vous, Pèlerins. Et gardez-vous d'acquérir jamais les vanités de ce monde au prix de votre âme, ainsi que ça ne se pratique que trop de nos jours. Cette manière d'orgueil se paie tôt ou tard, et la Vierge Noire n'est pas toujours au rendez-vous.



La rose pimprenelle

Bien et mal dans le temps balancent tout ensemble. Si l'on vous a fait mal, oubliez la vengeance : dans l'herbe sur la berge attendez le passage, flottant au gré des eaux, des restes du bourreau.

-o-O-o-

Il était une fois un roi empreint d'un très vif sentiment de justice. Ainsi n'admettait-il pas le droit d'aînesse et se déclarait-il bien résolu à déroger à la tradition. Aussi, la reine lui ayant donné trois fils, était-il fort embarrassé pour le règlement de son héritage. Car il considérait par ailleurs sagement qu'il était hasardeux de diviser son royaume en trois parts, connaissant que de tels partages ont toujours de funestes conséquences.

-o-O-o-

Un jour qu'il se promenait solitaire, en proie à une grande agitation en pensant à sa succession, le roi eut l'esprit traversé par une heureuse inspiration. De retour en son palais il fit rassembler ses trois fils sur le champ, et leur dit : "Celui qui rapportera la Rose Pimprenelle aura la couronne !" Déconcerté, chacun s'en fut de son côté.

Les princes errèrent ainsi à travers tout le continent, des bords de la Baltique aux marais d'Allemagne, des pics des Pyrénées jusqu'aux vallées des Alpes, et du port de Marseille aux côtes d'Armorique, où chacun espéra en vain découvrir la fleur au pied d'un dolmen ou d'un calvaire. Ils ressentaient tous trois, loin l'un de l'autre, un même découragement.

-o-O-o-

Or il advint qu'ayant longtemps cheminé le destin les rassembla, pâles et en haillons, au sein d'une forêt noire et sauvage comme ils n'en avaient jamais vue. C'était la forêt d'Ardenne.

Le premier rencontra une vieille femme, qui n'arrivait pas à porter son fagot. La vieille lui dit : "Où vas-tu beau garçon ? Tu as l'air bien pressé." "Laisse-moi passer, vieille femme !" lui répondit-il méchamment. "Ah, je vois que tu es à la recherche de la Rose Pimprenelle. Eh bien, tu auras beau faire : même si tu la cherches partout, tu ne la trouveras pas !"

Un peu plus tard, le deuxième fils rencontra la même vieille dame qui lui dit : "Beau garçon, veux-tu m'aider à mettre ce fagot sur mon dos ?" "Passe ton chemin vieille sorcière, j'ai autre chose à faire !" grogna-t-il. "Ah, je vois que tu es à la recherche de la Rose Pimprenelle. Eh bien, tu auras beau faire : même si tu la cherches partout, tu ne la trouveras pas !"

-o-O-o-

A son tour, le troisième fils rencontra la vieille femme qui l'interpella de même : "Beau garçon, veux-tu m'aider à mettre ce fagot sur mon dos ?" "Mais bien sûr grand-mère. Et je vais même le porter jusqu'en votre maison : ce fagot est bien trop lourd pour vos épaules !" dit le jeune homme. "Ah, je vois que tu es à la recherche de la Rose Pimprenelle ?" "Oui, répondit-il évasivement, mais la forêt est si grande..." "Et bien je vais te renseigner. Car vois-tu je suis une fée, et j'ai pris ce déguisement pour t'éprouver. Toi seul m'as répondu gentiment, tu es bon, je vais donc te récompenser. Va dans cette direction ; près du gros chêne, au plus profond de la forêt, tu trouveras un tas de broussailles et dessous, au beau milieu, tu verras trois roses : une verte, une rouge et une blanche. Prends la blanche. C'est elle, la Rose Pimprenelle !"

-o-O-o-

Le jeune homme remercia la vieille dame et suivît son conseil. Bientôt, il poussa un cri de triomphe, et arbora fièrement la Rose Pimprenelle. Confiant, il rejoignit ses frères, tout heureux d'avoir trouvé la fameuse fleur. Mais les deux autres, jaloux, le tuèrent et enfouirent son corps sous l'humus avant de rejoindre le château.

Le roi était marri. A qui devait-il donner sa couronne ? Et, surtout, où était son plus jeune fils, celui qu'il chérissait entre tous ?

Quelques temps passèrent. Le plus jeune garçon n'avait toujours pas reparu au château, où le roi s'étiolait.

-o-O-o-

Un jour, un jeune berger prénommé Pierre passa dans la forêt avec son troupeau de moutons à l'endroit où les deux malfaisants avaient caché le corps de leur frère. Il vit quelque chose de blanc, qui ressemblait à un petit bâton sortant de terre. C'était un os. Il se dit qu'il pourrait en faire une flûte, et il y perça des trous.

Quelle ne fut pas sa surprise quand, soufflant aussitôt dans sa flûte improvisée et au lieu d'une mélodie, il en sortit ces paroles : " Sifflez, sifflez petit Pierre. Dans la forêt d'Ardenne, mes frères m'y ont tué. La rose Pimprenelle n'avais-je point trouvée ? La couronne à mon père n'avais-je pas gagnée ? "

-o-O-o-

Petit Pierre s'en fût à la cour, montrer son étrange trouvaille. Là, il joua de son instrument et les mêmes paroles en sortirent.

Entendant cela, le cuisinier du château alla prévenir le roi. Petit Pierre lui raconta son aventure et lui tendit la flûte. Dès que le roi souffla dedans, il entendit : " Sifflez, sifflez mon père. Dans la forêt d'Ardenne, mes frères m'y ont tué. La rosé Pimprenelle n'avais-je point trouvée ? La couronne à mon père n'avais-je pas gagnée ? "

Entendant ces paroles, le roi fit appeler ses deux fils, leur tendit la flûte et leur demanda d'en jouer. Dès qu'ils soufflèrent dedans on entendit : " Sifflez, sifflez grands traites. Dans la forêt d'Ardenne, vous m'y avez tué. La rosé Pimprenelle n'avais-je point trouvée ? La couronne à mon père n'avais-je pas gagnée ? "

Alors le roi chassa les deux aînés à jamais du royaume, et toute la cour s'en fut en la forêt d'Ardenne où le roi demanda au jeune berger de le conduire où il avait trouvé l'os. Ils arrivèrent près du tas de broussailles. Là attendait la fée, qui par son pouvoir magique rendit la vie au jeune prince.

Celui-ci hérita du royaume, sur lequel il régna avec bienveillance et justice. Quelque temps plus tard il épousa Aurore, la fée de la forêt. Faut-il préciser qu'ils vécurent heureux, et eurent beaucoup d'enfants ? La flûte, en tous les cas, ne parla plus jamais, agrémentant alors les veillées au château quand Pierre y venait voir son vieil ami le prince.

-o-O-o-

Bien et mal, croyez-m'en, balancent tout ensemble au gré du mouvement des choses dans le temps : laissez, laissez venir les moissons à leurs heures.

 

La chasse infernale

Bâti dans le troisième tiers du XIIIe siècle, le château d'Herbeumont était une forteresse tournée vers la France et surveillant une partie de la vallée de la Semois. Un des châtelains qui s'y sont succédé, le comte Renaud, avait la répuation d'être un homme dur pour lequel la chasse était une passion dévorante que six jours par semaine ne pouvaient assouvir. Aussi le dimanche n'était-il pour lui pas plus sacré que les champs prêts à être moissonnés qu'il traversait sans vergogne avec chiens et chevaux.

Un dimanche matin, alors que, sourd aux objurgations de son épouse, il venait de pénétrer avec son équipage sur la colline boisée du Dansau, un endroit redouté aujourd'hui encore pour ses maléfices, il vit venir à lui deux cavaliers. Le premier, jeune et blond, montait un cheval blanc, tandis que l'autre, plus âgé et le teint sombre, menait un cheval noir. Le comte Renaud les invita à se joindre à sa chasse, mais le jeune homme lui rappela que c'était le jour du Seigneur, tandis que son compagnon, au contraire, incita le sire d'Herbeumont à ne pas s'arrêter en si bon chemin. Renaud eut vite fait son choix et lança ses chiens à la poursuite d'un cerf à l'imposante ramure. Le soir n'allait pas tarder à tomber lorsque ce cerf, épuisé, se réfugia dans la chapelle d'un ermite. Celui-ci adjura Renaud de ne pas profaner le sanctuaire. Le comte n'en avait cure: insultant et menaçant le saint homme, il le bouscula pour entrer avec ses chiens dans la chapelle. Aussitôt, parmi de fulgurantes lueurs, le sol se mit à trembler, Satan apparut et tordit si bien le cou du chasseur que celui-ci, remis en selle, ne pouvait voir que la croupe de son cheval, qui l'emporta au même instant dans une chevauchée éperdue, poursuivi par une meute acharnée, vomie par l'enfer et qui ne devait pas le lâcher avant la fin des temps. Parfois, au hasard de cette folle randonnée nocturne, le comte Renaud traverse encore les bois du Dansau dans le vacarme des galops et de la meute déchaînée.
 



Le tombeau du géant

'homme marchait depuis des jours à travers la forêt de chênes. Il marchait depuis des jours, venant de la Sambre où les soldats Nerviens avaient été taillés en pièces. C'était un Trévire, au service de Boduognat. Un rescapé parmi les cinq-cents dont la mort n'avait pas voulu.

Il marchait depuis des jours, s'irritant dans les villages morts à la recherche d'un peu d'hydromel, fouillant de son épée les restes calcinés des bourgs jadis plantés dans la clairière. Parfois, d'une hutte restée debout, sortait un vieillard. Les mains tremblantes levées vers le ciel.

Et le vieillard demandait: "D'où viens-tu l'homme?"

Le géant baissait la voix et la tête surmontée d'un mufle de taureau sauvage. Le géant baissait la tête pour dire: "De là."

"Là", c'était la Sambre, la fille de la Meuse qui avait vu tomber les plus forts guerriers des Gaules.

Et l'homme racontait : "Ils sont agiles et adroits les soldats bruns du consul de Rome. Agiles et cruels. Ils ont tué, pilé, brûlé ; ils ont violé des filles aux yeux bleus et aux cheveux de lins, les filles dont le corps est blanc comme le lait caillé."

Et l'homme racontait : "J'ai vu des guerriers nerves s'arracher à leur poitrine les flèches qu'ils retournaient vers les Romains au torse étincelant de cuivre. J'en ai vu d'autres s'empaler sur leurs lames pour échapper aux cortèges de morts qui blanchissaient d'ossements les routes de la déportation. J'ai vu…"

Et les yeux du géant se voilaient.

"J'ai vu des enfants accrochés par le cou aux chênes des forêts et les corbeaux becqueter leur cervelle qui coulait sur les yeux blonds; des filles liées aux chars, des filles aux seins nus marbrés de sang. J'ai vu…"

Et l'homme n'achevait pas. Il s'en allait, les épaules lasses sous la peau de biches qu'une courroie serrait les reins. Le vieillard rentrait alors pour attendre la mort et les larmes roulaient dans sa moustache rousse.

Parfois le géant traversait un village que la fureur de la soldatesque avait épargné. Alors, il s'arrêtait pour boire un bol de lait et manger une galette d'avoine cuite sur la cendre. Il s'arrêtait aussi pour dormir. Alors l'entouraient des adolescents aux yeux bleus. Des adolescents et des estropiés que l'invasion avait meurtris.

"D'où viens-tu?"

"De là…"

Et Il racontait encore. Il racontait toujours et son corps en dormant tremblait comme la feuille sous ton vent d'orage.

L'air était chaud et le soleil fondait ; le soleil, gros disque rouge vacillant, prêt à basculer de l'autre coté de l'horizon. Adossé à un arbre, le Trévire regardait. Sans doute, se souvenait-il des bardes qui allaient chantant les beautés de leur pays et les misères du peuple. Sans doute aussi ne pouvait-il quitter des yeux ce rouge ensanglanté des souvenirs.

L'homme regardait. Quand un bruit de galop se fit entendre et le fit tressaillir. Une femme, cheveux au vent, éperonnait les flancs d'un coursier ardennais qui semblait courir après le soleil. Le géant avait mis deux doigts en bouche, un sifflement jaillit de ses lèvres et fit tourner la tête de la jolie amazone.

Arrêté dans sa course, le cheval se dressa soudain, puis virevolta pour s'arrêter à trois pas du Trévire. "Dis-moi l'homme, que me veux-tu?"

"Peu de chose. Que tu me dises seulement s'il me faudra marcher encore avant la nuit pour échapper aux cavaliers de Labienus?"

Les yeux bleus de la femme se changèrent en acier, cependant qu'ils fixaient le géant du visage raviné de sueur et marque par la souffrance et les efforts sans nom.

Puis, après un silence : "Écoute bien l'homme! Je te crois sincère. Écoute ! Tu dois fuir, s'il en est encore temps. Les cavaliers de Labienus occupent les profondeurs du Han et les archers, les hauteurs de Montogrut et de Lyresse. Tu dois fuir, car il ne reste pas un homme valide du nord de la forêt des Trévires. Il n'en reste plus, ils sont morts en combattant et d'autres se sont fait mourir pour ne pas servir de proie aux fauves de César, pour ne pas connaître les arènes et la vie de galériens. Et Labienus, qui a laissé croire qu'il se retirerait vers l'Aquitaine, prépare un dernier coup de filet… Crois-moi! Fuis pour ne pas voir cela! Et pour ne pas voir les Gaulois tomber dans les bras maigres et petits des archers bruns."

L'homme eut un geste las, montra ses sandales fatiguées et dit: "Fuir!… jusqu'où le pourrais-je ? Je marche depuis vingt jours… Je connais la faim, la soif, les nuits au bord de l'eau. Je connais l'inquiétude dans les forêts peuplées de bêtes, d'ennuis et de traîtres. Fuir!… Jusqu'où le pourrais-je?"

Le visage de la femme se détendit, puis elle se baissa un peu pour dire à l'oreille du géant: "Écoute l'homme!… Je rejoins Indutiomar pour lui remettre un message. Monte sur mon cheval et je te conduirais à lui. On dit qu'Ambiorix, chef des Éburons est en fuite lui aussi. Alors qui sait!… Peut-être pourriez-vous songer à rallier les Ménapiens dans les marais du Nord ?"

Les yeux du Trévire s'éclairèrent comme une source accueillant le soleil. Rassemblant tout ce qui lui restait d'énergie, il se hissa sur la cavale noire qui partit comme l'éclair vers la vallée qui tendait les bras. A présent ils longeaient la Semois dans un galop effréné, sans regarder le paysage de rive défilant à leurs côtés.

Soudain, descendant de Baimont, un autre galop se fit entendre... Vingt, trente, cinquante cavaliers se lançaient à corps perdu à la poursuite des Gaulois.

"Labienus" rugit le Trévire..."

Les fuyards arrivaient au pied d'un haut rocher. Jamais le cheval ardennais, doublement chargé, ne parviendrait à semer ses poursuivants. C'est alors que le géant dans un sursaut d'héroïsme lança à la femme qui serrait les dents, ces trois mots que la bise emporta:

"Sauve Indutiomar…Adieu…"

Au même instant, il se laissa glisser de la cavale qui, libérée, bondit aussitôt à l'assaut des rochers. Une seconde, il vit la fille blonde toute droite sur sa monture, les cheveux déliés et qui flottaient dans le soir naissant. Il la vit et il vit le geste qu'elle faisait de son bras blanc pour le saluer, lui qui allait mourir. Il la vit et, se retournant, il vit aussi la meute qui approchait, folle de rage impuissante.

Les mâchoires serrées, il escaladait le roc ; se servant de son épée qui faisait voler des éclats de schiste. Arrivé au sommet, épuisé, mais le regard brillant, il enleva la courroie lui serrant la taille où collait la sueur et en fit un lacet. Un bouleau frissonna. Alors il passa la tête dans le cercle de mort. A présent il riait d'un rire qui secouait la vallée, la vallée et le bouleau qui tremblait très fort. Puis, comme les romains n'étaient plus qu'à cinquante pas, le géant sauta.

On entendit crier le bouleau qui ploya dans un frisson terrible et le bruit de quelques pierres cascadant jusque dans l'eau noire. Déjà le centurion était sur lui. D'un coup d'épée, il trancha le cuir et, du rocher et dans la nuit, descendit le géant. On retrouva le lendemain son corps accroche à un buisson qui bordait la rivière. Son grand corps sanglant, meurtri, disloqué, mais qui ne servirait pas de pâtures aux lions, ni de chair à fouet dans les blancs palais de Roux.

Un vieillard borgne le découvrit. Un vieillard borgne qui appela des adolescents mutilés et qui creusèrent sa tombe dans une boucle de la Semois.

Personne ne savait son nom. Personne... même la blonde amazone qui ne revint jamais...

Dans la terre en le mit. Dans la terre avec son épée et la peau de biche en guise de linceul.

C'est là qu'il repose toujours ! Qu'il repose sous les chênes, dans la boucle merveilleuse de la Semois, appelée depuis "Le Tombeau du Géant".

Auteur inconnu (hommage lui soit rendu)

 

Amis des légendes : aviez-vous déjà relevé les curieuses similitudes entre la topographie du site de Botassart et celui portant le même nom en forêt de Paimpont (Bretagne) ... autrement dit, en Forêt de Brocéliande ... ?

 

Dame de meuse

Un beau matin d'amour, le comte de Rethel

 

En son manoir reçut trois preux, les fils de Hierges.

 

Les filles du comte étaient alors trois blondes vierges,

 

Qui promirent aux preux un amour éternel.

 

 

 

Avant leur pauvre amour, les trois preux sur l'autel

 

Avaient juré d'aller combattre en Palestine.

 

Ils partirent un soir, la croix sur la poitrine,

 

A leurs dames laissant la garde du castel.

 

 

 

L'amour chasse l'amour, quand l'oubli se prolonge,

 

L'amour, l'amour félon chassa l'amour juré,

 

Mais voilà qu'une nuit, dans le castel muré,

 

Une terreur passa, comme un horrible songe.

 

 

 

Dans le ciel noir immense, il planait des lueurs,

 

De la terre profonde, il montait des clameurs,

 

Dans l'enfer où pleurait une lugubre plainte.

 

Les Croisés avaient pris Jérusalemn, la sainte.

 

 

 

Tandis que dans les bras de leurs amants peureux,

 

Les dames du castel ont trahi les trois preux,

 

Autour du Saint-Sépulcre, à la lueur des cierges,

 

Sont ensemble à genoux les trois preux, fils de Hierges.

 

 

 

Mais de dure façon, le Seigneur les vengea,

 

Sans pitié, pour toujours, la nuit même il changea

 

Les dames du castel en trois roches énormes

 

Qui dressent à jamais leurs trois spectrales formes.

 

 

 

Sur la Meuse, depuis, tristement nuit et jour,

 

Que renaissent les fleurs, qu'elles s'ouvrent ou meurent,

 

Les Dames du castel, les traitresses d'amour,

Immobiles rochers, éternellement pleurent.



Les macrales

Autrefois, parmi les nombreuses grottes du Fond des Vaulx, il y en avait une qu'on appelait « le Trou des Démons ». On racontait qu'elle communiquait avec l'enfer et que, la veille du jour de la Toussaint, des Diables l'empruntaient pour visiter notre monde.

Un jour un certain Philémond Gaspard, habitant la Porte-Basse, Marchois sans peur et sans reproche, voulut en avoir le cœur net. Le jour dit, il alla se cacher aux environs de la grotte. Quelle ne fut pas sa surprise de voir bientôt arriver une, puis deux, puis trois femmes vêtues de leurs plus beaux atouts. Il en reconnut quelques-uns unes, qui avaient mauvaise fame et étaient réputées Macrâles. Quand elles furent treize, les arrivantes se groupèrent près de l'entrée de la grotte et se mirent à chanter d'étranges mélopées.

Enfin le douzième coup de minuit sonna : une lueur rouge emplit le fond de la caverne et Philémond en vit sortir treize diables tous plus laids les uns que les autres. Et les voilà partis, diables et macrâles, bras dessus et bras dessous : on dit qu'ils se rendirent au Pré des Faules, pas très loin du Monument, pour un sabbat effréné.

N'écoutant que son courage, notre Philémond regagna la bonne ville de Marche et s'en alla tambouriner à la porte du doyen. Celui-ci mis au courant, prit sur le champ les décisions qui s'imposaient.

Lorsque, quelques minutes avant le chant du coq, alors que le ciel rosissait sur les hauts de Champlon, les diables voulurent regagner leur enfer, ils trouvèrent l'entrée de la grotte barrée d'une croix. De plus de l'eau bénite y avait été répandue à profusion. Poussant de terribles cris de rage et de désespoir, ils s'égaillèrent dans la campagne voisine.

Que devinrent les démons ? Certains disent qu'ils firent souche et fondèrent un village des environs, dont je tairai le nom pour ne pas m'attirer l'animosité de ses habitants, connus par leur caractère peu commode. D'autres affirment qu'ils perdirent toute substance et errent du côté du Bois Laguesse ou du Trô thi Ô fosses, où ils tentent de s'emparer du corps du promeneur distrait. D'autres encore prétendent qu'à date fixe ils s'efforcent d'investir la ville de Marche dans le but de se venger. Quant aux Macrâles, on les brûla. On raconte qu'on apercevait les flammes du bûcher depuis les hauts d'Oppagne et du Pas-Bayard.

 

 

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